Je suis fatigué, JE SUIS FATIGUE [NUM]
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EAN13
9782892952742
Éditeur
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Date de publication
Langue
français
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Je suis fatigué

Je Suis Fatigue [Num]

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EN GUISE D'AVANT-PROPOSMon éditeurIl s'assoit près de moi, tout essoufflé. Le
front ensueur et la chemise jaune froissée.- Je savais que je te trouverais
ici.- Alors, il n'y avait pas à s'affoler.- Pourquoi tu ne réponds pas à mon
courrier? ...C'est pas toi, ça!- Faut croire que j'ai changé.- Si
brusquement... Qu'est-ce qui est arrivé?- Justement rien.- Tu sais que je ne
suis pas le genre d'éditeur à vouloir un livre par an.- J'en ai publié un par
an.- C'était bien... Maintenant, tu veux souffler.Je peux comprendre ça.
- Alors qu'est-ce que tu voulais me dire dans talettre?        - Que tu
m'expliques un peu... Tu n'es pas                malade?        - Je ne me
suis jamais senti aussi bien.        Un couple s'embrasse sur le gazon. Un
chien,tout excité, tourne autour d'eux.- Un écrivain a toujours quelque chose
dans la poche, gémit-il.Je me lève pour lui montrer mes poches vides, ce qui
le fait sourire. - Tu es sûr que tu n'as pas quelques poèmes ca­chés quelque
part - Tu veux des poèmes maintenant? Il me jette ce regard de naufragé. Je ne
savais pasque le fait presque intime d'arrêter d'écrire pouvait plonger
quelqu'un d'autre que moi dans un tel dé­sespoir.- Une pièce de théâtre?Il
semble vraiment désespéré.- Non... Il ne reste que moi-même. Le problème c'est
qu'on ne pourrait pas me multiplier. Il n'y a qu'un exemplaire disponible.On
reste un moment sans rien dire.- Qu'est-ce que tu vas faire maintenant?- C'est
la question que tout le monde me pose.C'est bizarre, avant on ne me posait
aucune question. - C'est normal, on ne te connaissait pas.- Comme ça, on me
connaît maintenant?- Sûrement mieux qu'avant.- On ne sait de moi que ce que
j'ai bien voulu qu'on sache.Il me fait ce sourire si chaleureux.- Oh, je ne te
crois pas. Tu joues au cynique. Tu sais bien qu'on se livre toujours un peu
dans ce qu'on écrit... Je voulais simplement te faire savoir que j'at­tends
ton manuscrit. Tu peux prendre le temps que tu voudras. Je serai là...- C'est
fini, mais je te remercie quand même. Il se lève pour partir, me serre la
main.- Tu es vraiment sûr qu'il ne reste plus rien ?.. Je secoue négativement
la tête.- Rien, rien, rien?..- Non, rien d'intéressant...Il se rassoit tout de
suite.- Qu'est-ce que tu veux dire par là ? Tu as un manuscrit? - Je voulais
te faire marcher.Le couple se lève pour partir. La jupe de la fille est un peu
froissée par-derrière. Ils s'arrêtent près de la fleuriste, à l'entrée ouest
du parc. Le chien reste un moment à se rouler dans l'herbe, avant de filer
comme une flèche derrière eux.- J'aimerais que tu me promettes au moins une
chose: ne donne aucun texte à personne d'autre.- Mais puisque je n'ai rien...-
Tu me le jures... Entre nous, pourquoi tu t'ar­rêtes quand ça semble marcher
si bien maintenant?- Je suis fatigué d'être un écrivain. Ce n'est pas une vie
normale, mon vieux.- Mais aucune vie n'est normale!- Celle-là encore moins que
les autres.- Je ne veux pas trop t'embêter, dit-il en s'en al­lant
finalement... Prends ton temps. Ce sera quand tu veux.Je le regarde un moment
traverser le parc, les cheveux sur la nuque. Le dos légèrement voûté.
Déjà.Quand on a commencé ensemble, il y a à peine quinze ans, c'était un
fringant jeune homme mince au verbe incendiaire. Il est resté toujours aussi
passionné, mais cela n'a pas empêché le temps de filer, semble-t-il. Il
s'arrête un moment, semble réfléchir, pour revenir vers moi d'un pas décidé.-
Je croyais qu'on s'était tout dit.- J'ai une idée, lance-t-il avec une sorte
de convic­tion qui m'effraie.Il s'assoit.- Si tu faisais un livre...-Mais...-
Un dernier.- J'ai déjà fait le dernier.- Non, un livre pour dire que tu ne
fais plus de livres.- C'est cela ton idée!- Sinon les gens vont t'embêter sans
arrêt avec cela. Il faut qu'ils sachent que tu ne veux plus écrire (il
s'arrête de parler un moment). Tu m'excuses, mais je n'arrive pas à accepter
l'idée que tu n'écriras plus. Ça me fend le cœur, j'ai de la difficulté à m'y
faire. Si tu veux savoir, je trouve ça même criminel...Il me regarde comme si
je lui avais annoncé que j'avais le cancer. J'ai l'impression d'assister à mes
propres funérailles. Je suis tout content de le voir si malheureux.- Bon, bon,
je comprends et même j'accepte, mais il faut un dernier livre... Les musiciens
font ça,ils jouent toujours une dernière pièce.- Pour dire quoi?- Je ne sais
pas moi, tu pourrais parler de toi. - C'est déjà fait abondamment. C'est
précisé­ment de moi que je veux prendre congé.Son visage devient tout de suite
cramoisi.- Tu ne penses pas à te suicider? - Oh non, ne t'inquiète pas, les
Haïtiens ne se suicident pas, en tout cas jamais à cause de la
littéra­ture...- Tu peux parler de tes origines...- Je vais finir par croire
que tu n'as pas lu mes li­vres... Je n'ai fait que ça ces dix dernières
années... Tu vois bien qu'il n'y a plus rien à dire. - Quand ie n'ai plus rien
à lire, lance-t-il sur un ton passionné, alors je redis. - Quand il n'y a plus
rien à dire, tu me conseilles de redire? - C'est ce que font tous les grands
écrivains.Même ton ami Borges...Il sent que je commence à vaciller. Tu
pourrais parler des écrivains que tu aimes, tiens, de Borges, de ton parcours,
de ta vision dustyle, des femmes de ta vie, je ne sais pas moi, de tous ces
sujets qui t'ont tant occupé ces dernières années.Je me souviens que tu m'en
parlais tout le temps. Si ça m'intéresse, ça peut intéresser les autres
aussi.- Je n'ai plus la force de...- Oh, personne ne parle d'un livre de cinq
cents pages.- Plutôt cinquante.Il fait la moue.- C'est difficile de faire
passer cinquante pages.Les distributeurs n'aiment pas ça.- Je n'ai pas dit que
j'écrirais de livre non plus, je lui réponds un peu vexé.- On s'est bien
amusés à faire ces bouquins, n'est-ce pas?- C'est vrai.- Alors, un dernier.
Juste pour le plaisir.Un long moment de silence.- D'accord...- Magnifique!-
Mais je ne veux pas qu'on le vende, celui-là. Ce sera uniquement pour dire que
je n'écrirai plus.Il ne prend pas la peine de réfléchir. C'est ce qui m'a
toujours impressionné chez lui : cette absence de calcul financier. En tout
cas, en quinze ans, on n'a jamais eu une seule discussion à ce sujet.-
D'accord, on ne le vendra pas.Marché conclu. Il retourne à sa voiture, garée
devant le café Cherrier. Tiens, tiens, il n'est plus voûté.
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